Axe 7 - Polémologies et questions militaires

Lieutenant-colonel Olivier Entraygues (Dr. HDR)

Chercheurs associés: Pr Bernard Wicht (Université de Lausanne), Hélène L'Heuillet, Pr. Siniša Malešević 

Expert associé: CDT Romain Choron (Docteur)

Doctorants ESDR3C : Col. Benoit Chamberland (doctorant) ; Mme Fatima Moussaoui (doctorante) ;  Mme Donya Hasnaoui (doctorante) ; Cdt Jean-François Berthier (doctorant)

En 1945, en France, Gaston Bouthoul créé l’Institut Français de Polémologies (IFP) et en 1971, la revue Études polémologiques qui n’a pas survécu à la mort de son père fondateur. Le terme de polémologie a été formé pour décrire la spécificité d’une démarche scientifique considérant la guerre comme une manifestation sociale globale et non simplement comme expression politique, ou événement historique singulier. Aujourd’hui le retour de la guerre qui campe désormais à la porte de l’Europe, réévalue l’intérêt pour des études qui furent longtemps l’apanage de quelques cénacles et autres chercheurs spécialisés. Dans un contexte hautement belligène, il est intéressant de se réapproprier un champ d’étude pluridisciplinaire afin de pouvoir élaborer sous une forme rénovée sa continuité en vue de mettre en cohérence la recherche fondamentale et appliquée liée au vocable de la guerre.
Gaston Bouthoul croyait résolument dans les vertus de l’examen constant, acharné et scientifique de la guerre qu’il considérait comme le principal fléau des sociétés humaines. Ainsi à l’instar de la médecine, il faut étudier la guerre comme une maladie du corps social afin de la connaître pour l’éviter. Derrière cette finalité fondamentale de la polémologie Bouthoul pose un questionnement original : faut-il aborder les problèmes de la paix et de la guerre à partir de la paix ou au contraire de la guerre ? A cette problématique qui est loin d’être oiseuse ou absconse, il répétait l’adage de Végèce « si vis pacem, para bellum[1]». C’est la raison pour laquelle d’une part Bouthoul n’a pas créé une irénologie et que d’autre part il s’est toujours écarté des Peace Resarch très en vogue dans les universités anglo-saxonnes. En définissant un effort méthodologique « polémo-centré », Bouthoul postule qu’ « en partant de la guerre on a plus de chance de comprendre la paix et la guerre, car, en partant de la paix, il est probable que finalement on méconnaisse l’une et l’autre.[2]» A cette axiologie on pourrait opposer Jean-Jacques Rousseau qui dans une annexe du Contrat social écrit que la guerre nait de l’état social ou encore Pierre-Joseph Proudhon qui dans La guerre et la Paix montre que l’outil de l’homme en société est ordinairement son arme de guerre.
C’est pourquoi l’étude de la paix constitue une temporalité à ne pas écarter d’un champ d’étude à rénover : une néo-polémologie ? Or, aujourd’hui le temps de paix se caractérise par le principe d’incertitude c’est la notion de relativité appliquée à la temporalité des hostilités qui permet de continuer à établir la grammaire de la guerre quantique. Dans Le Léviathan Hobbes écrit au chapitre XIII que « la guerre ne consiste pas seulement en effet dans les batailles ou dans le fait d’en venir aux mains, mais elle existe pendant tout le temps que la volonté de se battre est suffisamment avérée[3]». Cet aspect fondamental-totalement absent de l’acception de Bouthoul de la guerre- contribue d’abord à faire voler en éclat la délimitation juridique qui régit le droit international expression du système westphalien, c’est-à-dire de voir une autorité politique déclarer la guerre et signer la paix. Ensuite la pertinence et l’actualité des écrits de Hobbes est de dire que la nature de la guerre quantique ne repose pas exclusivement dans le fait de se battre (destruction et dimension physique de l’adversaire), mais « dans une disposition reconnue à se battre pendant tout le temps où il n’y a pas assurance du contraire ».
Un tel constat milite premièrement pour engerber le champ d’étude dans un continuum temporel global. Fort de ces constats, le phénomène guerre devient alors une temporalité singulière que le général Thierry Burkhard, Chef d’État-Major des Armées (CEMA) inscrit dans trois phases qui déterminent la dynamique des relations entre les États, les groupes sociaux et les hommes : « la compétition, la contestation et l’affrontement.[4]» Deuxièmement, les études polémologiques intègrent nullement deux aspects difficilement intégrable dans les travaux de planification et/ou de l’équation des militaires : l’économique et le psychologique. En effet, l’histoire de la guerre montre qu’il y a trois formes d’offensive : la physique, l’économique et la psychologique. Elles s’expriment dans l’analyse éclairante d’une guerre empruntée à la mythologique grecque : celle de Troie décrite dans L’Iliade par Homère. La guerre de Troie peut être rendue intelligible au prisme de trois options stratégiques qui existent avant, pendant et après ladite guerre. Le siège conduit par les Achéens peut être mené soit en encerclant l’objectif et en le prenant d’assaut (dimension physique) ; soit à l’aide d’un blocus coupant tout accès aux ravitaillements, le contraignant ainsi à la reddition (dimension économique) ; soit en corrompant la garnison, en encourageant la traîtrise au sein des populations qui s’abritent derrière les fortifications (dimension psychologique c’est-à-dire morale et/ou spirituelle).
En fin de compte, l’étude de cas « Polémologie »-voie française et précurseur des War Studies d’outre-manche- montre la pertinence de se réapproprier ce projet intellectuel porté principalement par un seul homme en lui donnant une impulsion nouvelle afin de l’inscrire dans la durée. A la mort de Gaston Bouthoul, les militaires avaient déjà tenté son sauvetage en intégrant l’IFP au sein de la Fondation pour les Études de la Défense Nationale[5]. Cette initiative de Lucien Poirier permis de moderniser ses méthodes et ses ambitions de recherches tout en l’intégrant davantage avec les études stratégiques[6]. Malheureusement cette initiative s’éteint en 1991. Alors si on affirme que la guerre a toujours un bel avenir ne serait-il pas intéressant de revisiter la polémologie dans ses finalités heuristique, épistémologique et méthodologique ?
Une néo-polémologie n’a pas pour finalité de présenter un discours normatif sur la guerre. Elle doit inscrire la pensée militaire dans l’espace académique et dans le débat intellectuel dans un souci du temps présent. En ce sens elle pourrait être comprise comme l’élément de cohérence en vue d’améliorer le dialogue et les échanges entre ceux qui pratique la guerre, principalement les militaires, et ceux qui cherchent à la théoriser-monde universitaire et think tank afin collectivement de mieux appréhender la docte ignorance de la guerre[7]. Et, de tels échanges nés de la confrontation- entre les conceptions des uns et les perceptions des autres - de la guerre deviendront le creuset d’une fertilisation conflictuelle. Ainsi, la néo-polémologie doit voir apparaître des conflits de méthode pour bâtir une hybridité méthodologique, des divergences dans l’observation du phénomène guerre pour présenter des interprétations plurielles comme des oppositions dans l’analyse des résultats.
D’un point de vue académique et militaire l’analyse de la guerre repose encore sur le paradigme porté par la trinité clausewitzienne-gouvernement, forces armées, population- de l’engagement conventionnel qui caractérise la guerre étatique. Il s’agit du mètre-étalon pour analyser la guerre au moment du Congrès de Vienne, c’est-à-dire quand Clausewitz écrit Vom Kriege.
Le concept clausewitzien de l'engagement conventionnel
Or aujourd’hui, le caractère étatique d’un tel paradigme qui en a été les fondements avec ses distinctions sans ambiguïtés des concepts de paix-guerre, militaire-civil, combattants-non-combattants, armée-police, ami-ennemi, ennemi-criminel, intérieur-extérieur, avant-après, légitimité ex-ante et ex-post n’est plus opérant. Face à un ennemi qui peut être indéterminé car non-étatique mais surtout parce qu’une lâcheté collective, intellectuelle et morale, empêche de le définir, la guerre est devenue momentanément indéterminée. Pour sortir de cette confusion qui doit aider à mieux analyser la guerre russo-ukrainienne, l’étudiant de la guerre propose d’abord redéfinir la guerre comme un affrontement entre deux ou plusieurs groupes humains qui s’opposent sur des idées, des valeurs, des intérêts, des pouvoirs et dans lequel l’objectif final est la dominance, et dont le paroxysme est l’expression de la violence armée : mort, ou destruction physique et morale, individuelle ou collective, de l’homme. Si jadis elle pouvait être qualifiée d’infanticide différé par Gaston Bouthoul, elle doit aussi être comprise comme une accumulation d’homicides, individuels ou de masse, commis par un groupe humain en vue d’assurer une domination sur un autre. Cette nouvelle définition de la guerre n’implique plus l’existence d’organisations politiques, étatiques, supra-étatiques ou alliance ad hoc, ayant à leur tête une autorité mono ou pluri-céphale doté d’un cycle de décision défini et disposant d’une armée organisée.
C’est pourquoi, confronté au phénomène de retour endémique de la guerre depuis le 9/11 - un quart de siècle de guerre contre le Djihadisme et l’islamisme à laquelle se superpose désormais une décennie de guerre dans le Donbass et l’agression russe en Ukraine, un nouveau modèle théorique de la guerre peut être proposé. Et il souhaite la qualifier par l’adjectif quantique. Elle ne peut d’ailleurs nullement être qualifiée de guerre hybride puisqu’elle est en autre la superposition d’une guerre civile et d’une guerre étatique. La guerre quantique repose essentiellement sur les dimensions humaine et tellurique c’est-à-dire l’expression du lien qui unit des groupes d’hommes à des territoires dans une coulée géo-historique. De plus, cette guerre remet temporairement en cause l’efficacité de l’emploi de la force armée ; elle milite peut-être pour un renforcement de la force publique par le développement de forces d’auto-défenses plus adaptée à ce nouveau morphotype de la guerre. Par analogie à la physique appliquée à petite échelle, celle de l’atome, la guerre quantique oppose des armées de types étatiques à une poignée de combattants que Carl Schmitt appelle « irréguliers » ou « partisans ».
La question de recherche s’incrit dans le changement de paradigme entre la guerre étatique et la guerre quantique puisque la première est désormais insérée dans la seconde. En effet, chez Clausewitz, l’objectif de la guerre abstraite, c’est-à-dire la guerre qui est planifiée, le plan de guerre, doit engerber trois éléments : les forces militaires, le territoire et la volonté de l’ennemi. La conduite de la guerre impose ainsi comme but militaire global : 1-de détruire les forces de l’ennemi, 2-de conquérir son territoire et 3-de juguler sa volonté. A contrario, dans la guerre quantique : 1-l’ennemi ne dispose pas forcément de forces armées identifiées, 2- son territoire se confond avec le nôtre, et, 3-il est plus résilient que nous ! C’est pourquoi, parce que la grammaire de Clausewitz qui régit principalement la guerre étatique n’est plus opérante, il devient nécessaire de proposer à la critique une autre posture intellectuelle afin de rendre intelligible la conflictualité que l’on observe. Ainsi la caractéristique de cette guerre observée repose sur le paradigme schmittien par opposition au concept clausewitzien de l’engagement conventionnel (voir schéma infra).
Le paradigme schmittien
Face à cette nouvelle réalité polémologique, l’étudiant de la guerre doit développer de nouvelles intuitions pour chercher à comprendre des phénomènes qu’il ne perçoit pas. Si le nuage quantique, le principe d’incertitude, le phénomène d’intrication, l’action instantanée à distance deviennent les principales propriétés de la physique d’Einstein, elles pourraient facilement être transposées à la guerre du temps présent. Pour le physicien comme pour le stratège, le monde quantique devient celui dans lequel les facteurs espace et temps sont devenus absolument relatifs. Notre difficulté est de ne pas avoir été éduqués dans un monde quantique.
Pour comprendre la guerre quantique, il faudrait vivre dans un autre référentiel c’est-à-dire dans un monde gouverné à l’échelle du tout petit. Un monde indéterministe dans lequel par exemple les petits groupes sont plus résilients que les grands et où le principe d’incertitude est déterminant. Cette guerre se décline dans des ensembles flous où les frontières et les notions fondamentales se brouillent.
La guerre quantique
Afin de développer notre question centrale il faut définir la guerre quantique, en y intégrant deux aspects souvent absents de l’équation des militaires : l’économique et le psychologique. En effet, l’histoire de la guerre montre qu’il y a trois formes d’offensive : la physique, l’économique et la psychologique.
Elles s’expriment dans l’analyse d’une guerre empruntée à la mythologique grecque : celle de Troie décrite dans L’Iliade par Homère. La guerre de Troie peut être rendue intelligible au prisme de trois options stratégiques qui existent avant, pendant et après ladite guerre. Le siège conduit par les Achéens peut être mené soit en encerclant l’objectif et en le prenant d’assaut (dimension physique) ; soit à l’aide d’un blocus coupant tout accès aux ravitaillements, le contraignant ainsi à la reddition (dimension économique) ; soit en corrompant la garnison, en encourageant la traîtrise au sein des populations qui s’abritent derrière les fortifications (dimension psychologique c’est-à-dire morale et/ou spirituelle).
Tel est le cadre conceptuel de cette guerre quantique que l’équipe souhaite affiner : une guerre ou l’économique et l’idéologique ont pris le pas sur la dimension physique et militaire. La guerre du temps présent devient l’expression de l’obsolescence des armées régulières, mises à mal par ces petits objets stratégiques. Le paradigme clausewitzien que l’on a décliné durant les cinquante années de paix nucléarisée est en train de s’auto-éliminer, car son utilisation résulterait d’un suicide mutuel ou d’un génocide accepté par les opinions publiques. La guerre peut-elle continuer à être le bras armé d’un instrument politique négatif où les mégatonnes répondent aux mégatonnes en s’appelant « forces de dissuasion » ?
 

[1] VÉGÈCE, Traité de l’art militaire –Epitoma rei militaris, Trad. Victor Develay, 1859, 233 pages.

[2] FREUND Julien, Étude polémologiques, numéro 24, juin 1981, page 40.

[3] Hobbes, Le Léviathan, traduction de François Tricaud, Éditions Sirey, Paris, 1971, 780 pages.

[4] Concept d’Emploi des Forces Terrestres, CDEC, septembre 2021, 62 pages.

[5] Arrêté du 17 juillet 1980, signé par Yvon Bourges, ministre de la défense.

[6] Mathieu CHILLAUD, Les études stratégiques en France sous la Ve République, approche historiographique et analyse prosoprographique, thèse de doctorat soutenue à l’université Montpellier II-Paul Valéry le 17 avril 2018.

[7] Olivier Entraygues, Regards sur la guerre, l’École de la défaite, préface d’Alain Bauer, Éditions Astrée, 2020, page 87.

Questions de recherche associées

Ø Étudier les nouvelles formes de guerre autour de l’interaction de trois formes d’offensive : la physique, l’économique et la psychologique.
Ø Revisiter la polémologie dans ses finalités heuristique, épistémologique et méthodologique
Ø Questionner les théories professées de guerres hybrides ou guerres asymétriques au regard des données recueillies sur des terrains actuels de conflits, comme la guerre en Ukraine
Ø Contribuer à nourrir la réflexion du centre de doctrine militaire des armées (CEDC) à partir des travaux de l’équipe et de ses doctorants